Sous le même ciel ?
Le Cube Garges présente du 13 février au 26 juillet 2025 l’exposition « Sous le même ciel ? », second opus de la saison 2024-2025 consacrée au cosmos. La première exposition, « Derrière les étoiles », portait sur les images de l’exploration spatiale. Elle révélait leurs soubassements politiques et militaires, extractivistes, mais aussi scientifiques et artistiques, tout en proposant d’autres manières d’empathiser avec l’espace, par le son ou l’odeur ; une esquisse de notre cosmogonie.
Cette seconde exposition approche la notion de cosmos en tant qu’organisation, via une exploration du jeu vidéo indépendant et artistique. Particulièrement, c’est la capacité du jeu à « faire monde » qui sera développée dans l’exposition : médium artistique et outil de transcription d’imaginaires d’une grande précision, le jeu permet de formuler des hypothèses radicales pour la société et le renouvellement de ses mythes.
Infos pratiques :
- Dès 6 ans
- Aux jours et horaires d’ouvertures du Cube Garges
- Gratuit
Artistes de l’exposition
Véronique Béland & Julie Hétu · Thibault Brunet · Robbie Cooper · Jérémie Cortial aka Chienpô & Roman Milletitch · Jérôme Cortie · Laurent Dufour · Anne Horel · Keiken (Tanya Cruz, Hana Omori, Isabel Ramos) · Laurent Lévesque & Olivier Henley · Le Clair Obscur (Frédéric Deslias, Li-Cam, Patrice Mugnier, Angie Pict) · Lucien Murat · David OReilly · Tabita Rezaire · Reem Saleh & Éléonore Sens
Game designers et studios
Gonzalo Alvarez (Gonzzink) · Bourotte Coda, David Till & Rafalimanana-Lysson Héry (Lauréats European Permacomputing Game Jam) · Noé Breton · Titouan Millet · Paolo Pedercini (Molleindustria) · Pablo F. Quarta (Matajuegos)
En 2024, on réduit encore le jeu vidéo à ses manifestations médiatiques les plus flagrantes et les propositions de ses franchises AAA, comme Grand Threft Auto (GTA), Civilization, ou des phénomènes comme League of Legends, Brawl Stars ou Fortnite. Un divertissement viriliste, où la compétition prime, quand ce n’est pas le combat, où exploration rime avec exploitation, où les performances HD de plus en plus démentes et gourmandes en énergie accompagnent celle de la puissance de calcul des cartes graphiques. De l’autre côté, le secteur du jeu vidéo est pollué par l’invasion depuis plus d’une dizaine d’années d’un nouveau genre sur smartphone. Il assaisonne toujours le même gameplay à des sauces différentes, usant de pièges cognitifs pour jouer avec les joueur·euses, particulièrement avec leur désir et leur frustration — un système qualifié de pay-to-win. Ce qui rapproche d’ailleurs les jeux AAA des pay-to-win, c’est l’importance du marketing dans la définition de leurs principes, c’est-à-dire qu’on y colle aux désirs projetés des joueur·euses.
L’univers du jeu vidéo est évidemment beaucoup plus foisonnant et complexe, et c’est bien dans sa dimension autorale que cette exposition puise. La combinaison de médiums qu’il représente — texte, image, son, interaction, espace virtuel — lui confère une écriture aux strates et combinaisons multiples, soit autant de possibilités de faire sens. Côté créateur·rices, il permet de déployer des simulations. Par le « lore », d’abord, c’est-à-dire l’univers du jeu, sa narration au-delà de l’intrigue. Aussi par les systèmes de règles, tant ceux qui régissent les lois physiques des univers virtuels que ceux s’imposant aux joueur·euses. Ces simulations sont des manières d’échantillonner le monde et sa complexité, ou d’en imaginer d’autres, comme l’illustre Morphogenic Angels (2022-2023) du collectif Keiken. Ce jeu est le point de départ de l’exploration d’un futur spéculatif où les humains peuvent modifier leur condition en manipulant leur ADN et leurs identités virtuelles. Les « anges morphogénétiques » sont des avatars capables de transcender les limites biologiques et sociales, symbolisant un passage entre les mondes matériel et immatériel.
En fusionnant la science, la spiritualité et la technologie, Keiken joue des frontières poreuses entre les réalités et des possibilités de transformation de soi dans des espaces virtuels. Ainsi émerge le concept de « worldbuilding » tel que nous l’entendons : la création de mondes fictionnels, mêlant l’écriture et le code, mêlant mythologies, règles, et simulations. L’œuvre qui ouvre l’exposition, une vidéo de Tabita Rezaire, Premium Connect (2017) analyse dans une esthétique inspirée d’internet et des jeux vidéo des années 90 comment les systèmes biologiques et ésotériques peuvent nourrir les processus technologiques d’information, de contrôle et de gouvernance. Tabita Rezaire suggère que nous pourrions réécrire nos cosmogonies, et que notre « autoroute de l’information » pourrait trouver ses racines dans des spiritualités africaines. Certaines recherches attribuent la naissance des sciences informatiques aux systèmes de divination d’Afrique de l’Est, tels que l’Ifa des Yorubas, employant des mathématiques binaires. Dans cet essai-vidéo, Tabita Rezaire invite à imaginer des technologies inspirées par des pratiques spirituelles anciennes. Dans cette exposition, il s’agit de penser les jeux vidéo comme des mondes, où les histoires et les systèmes interconnectés offrent de nouvelles formes d’engagement avec le spirituel, la société, et la technologie. En dialogue, le Jeu de la vie (1970) de Conway, un « automate cellulaire » plutôt qu’un jeu, où des règles simples de naissance, de survie et de mort appliquées à une grille de cellules génèrent des motifs complexes et dynamiques, illustrant l’émergence de systèmes complexes à partir de processus élémentaires.
Du côté des joueur·euses, le jeu vidéo peut stimuler l’empathie, et l’agentivité, la capacité d’agir de façon intentionnelle et consciente dans son environnement. En s’incarnant dans un avatar, on prend « la place de » ; donc on peut penser « à la place de ». Everything (2017) de David OReilly, un classique du genre, en est une parfaite incarnation. Il s’agit d’un jeu vidéo philosophique où les joueur·euses peuvent incarner n’importe quel élément de l’univers, des atomes aux galaxies, en passant par les animaux et les objets.

La possibilité de naviguer librement entre différentes échelles de réalité. Accompagné d’une narration inspirée des pensées du philosophe Alan Watts, Everything est une expérience méditative qui interroge notre place dans l’univers et les cycles d’interconnexion qui structurent le monde. Le concept philosophique qu’il charrie, c’est aussi celui d’« umwelt ». Cette notion a été introduite par le biologiste allemand Jakob von Uexküll au début du XXe siècle. Elle désigne l’environnement tel qu’il est perçu et vécu par un organisme, en fonction de ses capacités sensorielles, de ses besoins. L’umwelt est donc spécifique à chaque espèce, et souligne ainsi la diversité des expériences vécues du monde selon ses caractéristiques biologiques.
Le jeu vidéo est la première industrie culturelle au monde. En France, selon le baromètre publié par le Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs (S.E.L.L.), 38,3 millions de Français·es ont joué au moins une fois au cours de l’année écoulée, soit 70 % de la population. Et 52 % jouent au moins une fois par semaine. Il ne fait aucun doute sur le tsunami culturel que cela représente ; ce qui marque d’ailleurs, c’est la rapidité à laquelle il a déferlé. Depuis son émergence dans les années 1960, dans les universités notamment, alors que le PC n’existait même pas, c’est tout une industrie et un genre qui s’est développé. Ces dix dernières années, l’accessibilité de moteurs de jeux comme Unreal ou Unity, la multiplication des tutoriels, le développement de modèles de financement alternatifs (du crowdfunding aux subventions publiques, signe que la reconnaissance institutionnelle fait son chemin), la culture de l’open-source et les game jams (pour cette exposition, Le Cube Garges est en partenariat avec l’European Permacomputing Game Jam), ont permis de largement en démocratiser sa production. C’est aussi à la vitalité de cette scène, avec une sélection de jeux de studios indépendants sur une ligne de crête entre game design et art, que rend hommage l’exposition « Sous le même ciel ? ».
C’est dans ce cadre également que Le Cube Garges présente « machinim_ai », trois cycles de films mettant à l’honneur les nouvelles modalités de production de l’image, dans la salle de cinéma L’Écran. Genre né dans les années 1990 avec Miltos Manetas, un machinima est un film réalisé à partir de moteurs de jeux vidéo, utilisant les environnements et les personnages d’un jeu pour créer des narrations visuelles, souvent avec des dialogues et des mises en scène personnalisées. Avec des films de Total Refusal, Jon Rafman, ou Isabelle Arvers, cette programmation s’attache à prolonger les interrogations de l’exposition dans ce sous-genre du cinéma qu’a fait émerger le jeu vidéo.
Aujourd’hui, tout devient jeu. En français, on entend désormais parler de « ludification » en marketing, en pédagogie, dans le monde du travail, et même dans des applications de bien-être. Comme pour stimuler des citoyen·nes blasé·es à continuer à agir, presque à leur insu. À cet endroit, la ludification prend une portée politique, car le plus souvent, l’enjeu est ce que leurs destinataires n’ont pas (ou peu) envie de faire — travailler, visiter un musée, ou rester attentif·ve ; c’est une manière de maintenir l’ordre. Cela pose aussi des limites au ludisme, en tout cas appelle à interroger les modalités de sa diffusion. Il n’y pas besoin de regarder bien loin pour voir qu’avec le jeu, l’artistique rejoint le politique. Politique, moins dans le sens militant, que participant et structurant la vie des communautés. En fait, le worldbuilding rejoint le « worldling ». Cette notion désigne les modes actifs et coopératifs de « fabrication » d’un devenir-commun du monde, un concept cher à Donna Haraway. Plutôt que de voir le monde comme une entité donnée ou fixe, la philosophe américaine met l’accent sur le fait que nous sommes en permanence en train de le co-construire avec les autres, les environnements, les technologies et les systèmes vivants ; nous participons concrètement à son déroulement et ses potentialités. Here be dragons de Jérôme Cortie voit l’inspiration de son titre dans les cartes médiévales marquant les zones inexplorées de l’inscription « hic sunt dracones » (ici sont les dragons), symbolisant l’inconnu et le danger.
À travers une sculpture vidéoludique, où une personne peut jouer pendant que d’autres publics ont une implication sur le jeu en choisissant de maintenir ou supprimer les divinités qui régissent les lois physiques du monde virtuel, l’œuvre propose de nouveaux modèles de gameplay, et présente une expérience conditionnée par l’altérité, le choix des autres.
De nombreux game designers et artistes utilisent ainsi le jeu pour « décoloniser les imaginaires », tant de la société que de l’industrie vidéoludique elle-même, développant à cet endroit une autocritique saine. L’exposition « Sous le même ciel ? » au Cube Garges invite donc à considérer le jeu vidéo plus simplement comme un divertissement, mais un espace expérimental où des récits, des mythes et des géographies alternatives prennent forme, un outil pour simuler des mondes complexes, où chaque interaction est la possibilité de reconfigurer les structures sociales existantes. En somme, explorer collectivement d’autres futurs.
— Clément Thibault,
Directeur des arts visuels et numériques du Cube Garges

Pour célébrer deux décennies de commissariat dans l’art et les jeux vidéo, je me suis lancée dans un tour du monde art et jeu vidéo dans plus de 18 pays du Sud en juin 2019, en mettant l’accent sur la célébration des pratiques de femmes, queer, féministes et décoloniales. Mon voyage m’a amenée à rencontrer et à interviewer près de 300 artistes et concepteur·rices de jeux, et à organiser six expositions, qui s’articulent autour de thèmes tels que la décolonisation des imaginaires, l’exploration des contre-fictions politiques et sociales à travers l’art et les jeux vidéo, le techno-féminisme, l’immersion dans des imaginaires inter-espèces et le dialogue entre savoirs ancestraux et numériques.
Bien que l’industrie du jeu vidéo en 2019 soit toujours dominée par les États-Unis, l’Europe et le Japon, le marché du jeu vidéo a connu des changements considérables, au cours de ces six dernières années. Les régions du Sud sont devenues les nouveaux marchés forts pour les jeux vidéo, caractérisés par la jeunesse de leur population et l’augmentation de la consommation de divertissements en ligne. Cette évolution a permis à un secteur de production indépendant de se réapproprier son identité, son récit et ses représentations. Elle a également donné naissance à de nombreuses contre-fictions depuis les marges.
En utilisant des stratégies telles que le contre-jeu, la désidentification et la décolonisation, les nouvelles générations occupent l’espace numérique pour amplifier leur voix dans les luttes en cours pour la réappropriation des corps et des territoires. Ces contre-fictions dissidentes abordent le concept du vivant d’un point de vue différent, en utilisant stratégiquement les jeux et l’art pour sensibiliser aux défis environnementaux, politiques, sociaux et économiques liés à la mondialisation, et associés à la production et à la consommation de jeux vidéo. Le projet Beyond Green Games préconise un activisme éducatif par le biais de « jeux verts » pour répondre à ces questions urgentes.
L’idée est de hacker des jeux vidéo pour encourager des changements de comportement vis-à-vis de l’environnement, en jouant à des jeux qui adoptent des perspectives animistes et autochtones, des jeux qui abordent des récits liés aux défis climatiques actuels. Des jeux développés de manière responsable, avec moins de technologie et plus de diversité dans l’esthétique et les mécanismes de jeu : moins de compétition, plus de collaboration.

La nécessité d’un activisme pédagogique dans le domaine des jeux environnementaux constitue une voie prometteuse pour aborder les questions environnementales et transformer le paysage des jeux. Comme le montrent des initiatives telles que IGDA Climate, The Green Games Summit et Playing for the Planet, l’industrie du jeu reconnaît progressivement sa responsabilité dans la lutte contre le changement climatique et le développement durable.
Cependant, un changement profond est également nécessaire du côté des consommateur·rices. L’incitation à une plus grande prise de conscience parmi les joueur·euses, en les encourageant à apprécier une esthétique diversifiée, un gameplay alternatif et une prise de conscience des impacts environnementaux, représente un défi essentiel. L’activisme éducatif devient un outil essentiel dans ce parcours, non seulement pour promouvoir et distribuer les jeux écologiques existants, mais aussi pour favoriser la création de nouveaux jeux. Ce faisant, l’objectif est d’élargir la portée de l’esthétique et de la narration des jeux, en encourageant un état d’esprit qui valorise des cosmogonies variées, des relations avec le non-humain et des connexions holistiques.
On ne saurait trop insister sur l’importance d’engager les joueur·euses dans ce changement de paradigme. Tout comme « devenir avec » implique une prise de conscience plus profonde des autres êtres vivants, les jeux offrent un moyen unique de cultiver des relations multi-espèces et d’inculquer un sentiment d’attention à l’égard de notre environnement. L’esthétique émotionnelle intégrée dans les jeux peut servir de puissant agent de changement, incitant les joueur·euses à agir par l’empathie, la compréhension et la participation.
La conscience environnementale trouve son allié dans le mouvement des jeux verts, qui prône une technologie qui transcende la consommation d’énergie.
Ces récits n’adhèrent pas aux voies linéaires du progrès utilitaire ; au contraire, ils célèbrent la collaboration, l’hybridation et le soutien mutuel. Plutôt que de présenter de simples contre-fictions, il s’agit de fictions spéculatives qui se déploient à travers des cosmogonies inter-espèces, élargissant les horizons de la pensée au-delà des cadres cartésiens. Ce mouvement déclenche des réflexions sur l’interconnexion, les biens communs et les espaces, sans être entravé par des logiques développementales.
La voie à suivre est marquée par la récupération des rêves, la décolonisation de l’esprit et la reconnaissance du fait que les récits de l’« autre » ne sont pas les rêves auxquels nous devrions être confinés. En écoutant la sagesse des savoirs des peuples premiers et en adoptant une perspective plus holistique, nous ouvrons la voie à un avenir où règne la multitude, où les marges n’existent plus et où les espaces numériques et physiques sont véritablement occupés par le kaléidoscope des expériences humaines.
— Isabelle Arvers,
Conseillère scientifique, artiste et curatrice indépendante de l’exposition

Le jeu vidéo pour simuler des mondes complexes
Les défis écologiques, économiques et sociaux de notre époque sont d’une telle complexité qu’ils ne se réduisent pas à des équations simples ou des solutions immédiates. Ces phénomènes systémiques ont infiltré toutes les strates de la société et leurs effets se déploient sur des durées longues et des espaces globaux : le dérèglement climatique ou le capitalisme extractiviste sont des exemples de ces phénomènes insaisissables. Comment alors appréhender des problèmes qui ne peuvent être saisis dans leur entièreté par un individu ou une seule discipline ? Face à une telle envergure, comment ne pas sombrer dans l’apathie ou la paralysie conceptuelle ?
Si ces crises déjouent nos modes de pensée traditionnels, c’est sans doute parce qu’elles appellent à un déplacement des cadres mêmes de la pensée et de ses méthodologies. Le worldbuilding, en tant que fabrication de mondes de synthèses, peut alors s’envisager comme une réponse à la fois poétique et critique à cette complexité stupéfiante. Il ne s’agit pas de fuir dans des mondes imaginaires, mais d’expérimenter des hypothèses parfois radicales : concevoir des univers où les systèmes sociaux, politiques, et écologiques sont reconfigurés, où l’humanité s’engage dans des voies singulières. Construire un monde fictif, c’est poser des bases de systèmes alternatifs : que se passerait-il si la nature n’était plus une ressource à exploiter, mais un partenaire dans une symbiose équilibrée ? Et si les structures sociales favorisaient l’interdépendance plutôt que la domination ? Ces questions, explorées dans des univers complexes, en particulier celui du jeu vidéo, permettent d’expérimenter des futurs possibles en dehors des contraintes de notre réalité : imaginer et construire d’autres mondes, c’est déjà poser les bases pour repenser le nôtre.

Le worldbuilding dans les jeux vidéo repose sur plusieurs piliers essentiels :
- Les lois et les règles : chaque monde a ses règles, qu’elles soient physiques ou magiques. Ces lois définissent les limites du possible et orientent les actions des personnages. On parle ici tant de lois physiques (gravité, viscosité des liquides, etc.), que celles qui s’appliquent aux joueuses et joueurs.
- Le lore : c’est la toile de fond historique, narrative et culturelle du jeu, avec ses légendes et croyances, ses traditions et sa mémoire collective. Dérivé du mot « folklore », le lore joue un rôle central pour créer une expérience de jeu immersive et cohérente.
- La géographie et la cartographie : les topographies, les faunes, les flores, les environnements, et les manière de les cartographier.
- Les structures sociales et politiques : l’organisation sociale, l’exercice du pouvoir et les enjeux géopolitiques avec d’autres mondes sont autant d’éléments qui ancrent le jeu dans des réalités connues ou extrapolent le monde dans une réalité radicalement nouvelle.
- Les interactions et les choix : la manière dont les systèmes de règles en lien avec les choix des joueur·euses influent sur le monde simulé.


Le jeu vidéo, un média de l’espace
Qu’il soit réaliste ou stylisé, le jeu vidéo est fondamentalement un média de l’espace pour les game designers, et de l’exploration pour les joueur·euses. De grands studios, comme Ubisoft, ont d’ailleurs intégré des géographes à leurs équipes pour assurer la cohérence et la richesse de leurs mondes. L’espace est essentiel, car il cadre l’action. Même dans des jeux abstraits, comme l’algorithme Game of Life (1970) de John Horton Conway ou Tetris, la spatialité reste essentielle. L’interaction avec cet espace, même symbolique, façonne l’expérience de jeu : organiser l’ordre dans le chaos des blocs de Tetris ou explorer l’infini des anomalies évolutives dans Game of Life.
Depuis la cartographie des premiers âges jusqu’aux récits de voyage, la représentation des territoires a toujours été façonnée par des récits, des mythes et des projections. Les maps n’échappent pas à cette tradition. Le lore prolonge cette démarche en réinventant des espaces fictifs, en donnant à la géographie une strate de sens, qui reflètent nos aspirations, nos peurs et nos désirs collectifs.
Par exemple, dans GTA, la mini-carte, semblable à Google Maps en miniature, guide les joueur·euses à travers Liberty City, San Andreas, et Vice City, des villes inspirées des mégapoles américaines avec des géographies adaptées. La carte devient une interface, un pont entre réalité et fiction. Dans un jeu comme GRLX Need Modems (2024), conçu par Reem Saleh & Éléonore Sense, la carte guide les joueur·euses à travers des territoires interconnectés et inconnus. Cette approche atteint un nouveau degré avec l’organisation de missions scientifiques dans Minecraft par Thibault Brunet, où l’exploration virtuelle se mêle à des enjeux réels, notamment de méthodologie scientifique.


Mondes codés
Les mondes virtuels ont cela de particuliers qu’ils ont une géologie, on peut les considérer comme une succession de strates : au plus bas, une série de 0 et de 1, l’écriture binaire ; au milieu, le code, les bases de données, etc. ; à la surface, ce que voient les joueur·ses à l’écran. Le code agit comme un média de transition : les codeuses et les codeurs, en écrivant, ne voient pas directement le monde final, tandis que les joueur·euses n’aperçoivent jamais les lignes de code derrière l’expérience.
On peut en dresser une (incomplète) typologie :
- Les mondes persistants, des environnements numériques qui continuent d’exister et d’évoluer même lorsque les utilisateur·ices ne sont pas connecté·es. Ils sont souvent associés aux jeux vidéo massivement multijoueurs (MMO), aux mondes virtuels en ligne, ou aux environnements collaboratifs numériques.
- Les mondes procéduraux, créés en temps réel, à mesure que les joueur·euses progressent. Ce sont des environnements générés par algorithmes, souvent de manière semi-aléatoire ou basée sur des règles prédéfinies, plutôt que d’être entièrement codés par des humains. Popularisés par Diablo en 1996, les mondes procéduraux ont gagné en complexité, offrant une expérience renouvelée à chaque partie. Dans l’exposition, Everything de David O’Reilly déroule un monde procédural, permettant de « devenir le Tout », de l’atome aux galaxies.
- Les mondes scriptés, des environnements entièrement conçus et contrôlés par ses créateur·rices, où chaque détail, interaction et progression est planifié à l’avance. Ces mondes suivent un déroulement linéaire ou semi-linéaire, offrant une expérience narrative immersive, mais peu variable d’une partie à l’autre – on parle parfois de jeux « couloirs ». A l’inverse, on parle de mondes ouverts quand on peut explorer librement et interagir avec le monde sans être limité par une progression linéaire stricte.


Les lores, de modernes mythologies
Le lore désigne l’ensemble des éléments narratifs et contextuels qui définissent l’univers d’un jeu vidéo, mais aussi d’une œuvre littéraire, cinématographique ou d’un monde fictif en général. Il englobe l’histoire passée, ses légendes, ses personnages emblématiques, ses événements majeurs, ses règles internes (politiques, magiques, technologiques) et ses interactions culturelles. Le lore donne de la profondeur et de la cohérence à un univers fictif en expliquant son fonctionnement. L’une de ses spécificités, dans le jeu vidéo, est qu’il déploie une narration fragmentaire. Contrairement à un récit linéaire, le lore est souvent structuré de manière indirecte, à travers des dialogues avec des PNJ (personnages non joueurs), des quêtes secondaires, des textes épars disséminés dans des artefacts ou des indices environnementaux. Surtout, il entretient des liens ténus avec la mythologie et l’imaginaire collectif. Le lore permet de mettre l’accent sur un phénomène de société, agissant comme un miroir grossissant ; il recycle souvent des théories philosophiques, ou des mythes, qu’il réactualise dans des univers variés.
Joués par des millions de joueur·euses, parfois des heures durant, les jeux vidéo et leur lores ne se limitent pas à de simples contextes narratifs, mais deviennent des outils puissants pour partager des références et des identités culturelles, pour transmettre et préserver des visions du monde diversifiées –comme en témoignent les jeux explorant des cosmologies animistes exposés dans « Sous le même ciel », menacées par la globalisation. Des chatbots aux podcasts, en passant par les vidéos sur les réseaux sociaux et les vocaux, notre civilisation, qui s’est fondée sur l’écriture, semble revenir progressivement vers l’oralité. Or, les mythes étaient une manière de maintenir dans la mémoire collective les histoires, les valeurs et l’identité des civilisations, justement par voie orale. Les lores ne sont pas seulement des décors narratifs : ils façonnent des imaginaires, proposent d’autres manières d’habiter le monde et ouvrent la voie à de nouveaux possibles. Comme les mythes, ils possèdent une part interprétative pour les joueur·euses, voire collaborative. Les lores sont souvent enrichis par les fans (wiki, forums, fan-fictions), s’ils ne sont créés de toutes pièces, comme la Fondation SCP. Cela est d’autant plus vrai que les lores évoluent au fil des mises à jour, extensions et adaptations avec les licences sérielles, soutenant des visions sur le temps, parfois cyclique (Zelda), parfois linéaire
(The Witcher).

Interpréter les lores de quelques AAA
- La saga Dark Souls illustre une conception pessimiste de l’histoire. Son gameplay, marqué par une extrême difficulté, rappelle le mythe de Sisyphe, celui de l’éternel recommencement. De nombreux analystes ont dressé des ponts avec la philosophie existentialiste, faisant du jeu une allégorie de la condition humaine dans un univers entropique, sans signification inhérente.
- BioShock s’attaque à la fois à l’objectivisme du PNJ Ayn Rand (BioShock 1), au collectivisme totalitaire (BioShock 2) et aux illusions du nationalisme et du fanatisme religieux (Infinite). Chaque jeu met en scène une société cherchant la perfection à travers une idéologie extrême, finissant toujours par s’effondrer sous le poids de ses contradictions — dévoilant ainsi les dangers des utopies et des systèmes de pensée rigides.
- Dans The Witcher, inspiré de la mythologie slave et des récits médiévaux, les notions de bien et de mal sont souvent floues. Les monstres ne sont pas toujours ceux que l’on croit, et la politique est marquée par l’oppression et la manipulation. Le lore met en lumière la complexité morale du pouvoir et rappelle que l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs, un thème cher à l’auteur des romans, Andrzej Sapkowski, surnommé « le Tolkien polonais ».



La Fondation SCP, l’écriture collective d’un lore
La Fondation SCP (« Secure, Contain, Protect » – « Sécuriser, Contenir, Protéger ») est un univers de fiction issu d’un site d’écriture collaborative, actif depuis 2007. Elle met en scène une organisation secrète chargée d’identifier, de confiner et de dissimuler l’existence de phénomènes surnaturels. Ce projet collectif prend la forme d’un wiki où les contributeurs rédigent des récits en respectant des codes inspirés de plusieurs genres littéraires, notamment le new weird, l’horreur, la science-fiction et la fantasy urbaine.
Lucien Murat, le lore dans la peinture contemporaine
Lucien Murat a structuré sa pratique plastique autour de l’écriture d’un lore. Les scènes qu’il représente sont l’illustration d’un texte étrange, à la forme bien mythologique, écrit en 2016, inspiré par la fantasy post-apocalytpique. En quelques mots, il narre l’existence tortueuse de Vina et son fils Mégathesis.
Créature mystique engoncée dans une carcasse automobile, Vina est abusée dès sa naissance pour enfanter Mégathesis, puis assassinée par son Œdipe de fils qui subira par la suite cinq « abominations », soit la déformation successive de ses cinq sens ; celle du toucher voyant ses mains se transformer en moignons hérissés d’AK47 — Mégathesis perdant l’usage de ses mains ne devient qu’une fonction, tuer ; celle de la vue l’amenant à voir le monde se pixeliser autour de lui, etc., jusqu’à mourir empoisonné par le monde qu’il a contribué à rendre toxique.
Non seulement cette fable explique de nombreuses récurrences dans le travail de Lucien Murat — les rayons verts, les crânes volants, les tours de pneus, les carcasses automobiles… mais, évidemment, elle fait office de parabole. Comment ne pas voir chez Vina une puissance génitrice (le monde, la planète, la nature, etc.) abusée et tuée par l’humanité, incarnée dans la figure de Mégathesis ?
Lui-même, après avoir dévoré le cordon, se perd dans la mutation de ses cinq sens dans un monde qui finit par le tuer. Comment ne pas voir les métaphores ? L’altération de nos sensations dans la virtualité croissante, les perspectives apocalyptiques du GIEC, la pollution et la violence ininterrompue de la société, le trouble dans l’identité, etc.


Jouer avec les règles, liberté d’avatars
Un jeu vidéo, c’est un système de règles structurant des interactions. Une sorte de microcosme, où une société s’organise entre avatars et PNJ. Or, il y a dans cette économie relationnelle quelque chose d’éminemment politique : tant dans le système de règles proposé aux joueur·euses, que le choix de le suivre, ou non.
Le terme avatar vient du sanskrit avatāra, signifiant « descente ». Dans la tradition hindoue, il désignait l’incarnation terrestre d’une divinité, dont la fonction essentielle était toujours la même : restaurer l’ordre du dharma (la loi universelle), en transmettant les connaissances adaptées à l’époque de son apparition. Dans le contexte numérique, ce terme a été popularisé par Le Samouraï virtuel (en anglais, Snow Crash), un roman de Neal Stephenson, paru en 1992. L’intrigue se déroule dans un monde apocalyptique — un univers « cyberpunk » — dans lequel un industriel a mis au point un espace virtuel (« le métavers »), où les avatars se rendent pour échapper à l’insécurité et à la corruption.
C’est ainsi que l’avatar est devenu l’identité projetée dans un univers virtuel, favorisant la connexion émotionnelle des joueur·euses. D’où la possibilité laissée très fréquemment de configurer son avatar en début de partie, puis de laisser aux joueur·euses la résolution de dilemmes moraux en fin de jeu. L’avatar permet de voir le monde à travers d’autres yeux que les siens, et charrie de forts enjeux identitaires ; on parle d’ailleurs en psychologie de « cyber-empathie » pour définir cette économie relationnelle particulière et d’« effet de Protée », pour décrire la manière dont on tend à adopter des comportements en fonction des caractéristiques de son double — par exemple, un avatar puissant peut encourager la confiance en soi. Les portraits de Robbie Cooper exposés, mettant en résonnance des joueur·euses avec leur avatar, témoignent de cette manière de prolonger un trait spécifique de son caractère ou, au contraire, de se travestir par la virtualité, d’investir d’autres identités.

Métagame
Avez-vous déjà respecté le code de la route dans GTA ? Adopté des attitudes pacifistes dans des FPS (jeux de tir à la première personne) ? Ces pratiques relèvent de ce qu’on appelle le métagame (ou « jeu dans le jeu »). Il s’agit d’une approche stratégique qui dépasse les règles ou mécanismes prescrits. Le métagame se développe donc indépendamment des intentions des développeur·euses. Par exemple, le collectif Total Refusal avait réalisé en 2020 une performance in game baptisée How to Disappear, jouant de pacifisme dans un espace des plus improbables : un jeu de guerre en ligne. Un hommage, depuis Battlefield V, à la désobéissance civile et à la désertion, tant dans la fausse guerre virtuelle que les vrais conflits du monde.
C’est aussi le cas de l’artiste et chercheuse Angela Washko, qui a utilisé World of Warcraft comme un terrain d’expérimentation artistique et politique en y instaurant un « parlement féministe ». Son projet, The Council on Gender Sensitivity and Behavioral Awareness in World of Warcraft (Le Conseil sur la sensibilité au genre et la sensibilisation comportementale dans World of Warcraft), interrogeait dès 2012 la manière dont les joueur·euses abordent les questions de genre au sein d’un espace majoritairement masculin et souvent hostile à ces débats. Dans l’exposition « Sous le même ciel ? », Thibault Brunet, en développant des missions scientifiques in game dans Minecraft, illustre cette manière de créer du sens en détournant les règles basiques du jeu.


Modding
La pratique du modding (pour « modification » en anglais) consiste à modifier le code des jeux. Certains mods ajoutent du contenu (nouvelles cartes, scénarios, mécaniques), d’autres questionnent plus franchement notre rapport au monde : Pollution of the Realms dans Minecraft introduit une gestion des émissions polluantes, forçant une réflexion écologique ; des mods alimentaires dans Les Sims favorisent une diversité culturelle, en intégrant des plats non occidentaux notamment.
En modifiant les règles, en détournant les objectifs, créateur·rices et joueur·euses transforment les jeux en espaces de réflexion. Ces mondes ne sont pas figés : ils deviennent des terrains d’expérimentation pour imaginer et construire d’autres façons de vivre ensemble. Dans l’exposition, le machinima de l’artiste américain Brent Watanabe, qui met en scène des animaux possédés par des esprits humains, dans la tradition des fables animalières, a été réalisé grâce à un mod de GTA.

Le jeu vidéo comme outil communautaire
Le jeu vidéo catalyse de nombreuses pratiques communautaires, et peut être employé pour développer des espaces de dialogue. Exemple amusant et expérience communautaire assez inédite, Twitch Plays Pokémon. Ce projet, mené en 2014, a transformé Pokémon en un jeu interactif où des milliers de joueur·euses prenaient collectivement les décisions via Twitch. Initialement chaotique, la commande de Sacha par la communauté s’est affinée, grâce à un système de votes permettant de terminer le jeu en 16 jours, illustrant la puissance de l’intelligence collective. Et cette même intelligence collective, via des processus ludiques, peut même contribuer à la recherche scientifique.
Fold it (2008) illustre cela : un « citizen science computer game » développé par l’université de Washington en 2008, où les joueur·euses s’attaquent à des énigmes complexes de biochimie qui sont directement liées aux avancées en laboratoire. Fold it invitait n’importe qui à résoudre des puzzles liés au pliage des protéines. En 2011, une communauté a réussi, en seulement trois semaines, à déterminer la structure tridimensionnelle d’une enzyme impliquée dans la propagation du virus Mason-Pfizer du singe (M-PMV), un rétrovirus responsable d’une forme de sida chez le macaque.
